Motivations et notes d’intention

Motivations et notes d’intention du réalisateur

L’enjeu cinématographique de ce projet tourne autour de la mémoire. Comment mettre en images ce que les souvenirs ont déposé au cœur de notre sensibilité ? Comment exprimer cet « entre-deux », cet aller et retour entre passé et présent ?

La forme définitive de ce film est le résultat d’une construction permanente, modelée au fur et à mesure du tournage. J’ai voulu dans un premier temps mettre en scène le présent de Laurence Deonna, celui d’une vieille dame qui remonte pour moi dans ses souvenirs. Sachant qu’il n’est pas facile de mettre en scène la mémoire de manière visible, pour l’illustrer, j’ai pris le parti de filmer son lieu de vie, cet appartement aux allures de petit palais oriental, dans lequel on pénètre comme dans un conte des mille et une nuits : gravures et tapis, tissus aux couleurs chatoyantes, meubles et objets venus de loin (paravent, narguilé, samovar, luminaires, sculptures, tableaux, miniatures égyptiennes…). En découvrant ce lieu pour la première, le désir m’est venu de m’en servir comme décor, une toile de fond sur laquelle défileraient le cortège des souvenirs.

Chez Laurence, il y a les mots et leur justesse, il y a l’émotion et il y a aussi la colère et le désenchantement, la lucidité et la réflexion. D’un côté, les mots de Laurence, ses propres mots, et les émotions qu’ils font naître ; et de l’autre côté, les images et les objets du passé qui vont illustrer, évoquer, recréer et rendre visibles certains souvenirs.

Utiliser les archives des lieux qu’elle a parcourus en solitaire durant des décennies. Des territoires devenus brûlants depuis lors : le Yémen, la Syrie, l’Irak, l’Iran, la Libye, … Retrouver des visages devenus presque fantomatiques avec le temps ; réécouter des voix, et l’émoi qui ressurgit… Se plonger dans son œuvre, relire ses livres, déplier des lettres froissées, rouvrir des carnets de notes, parcourir ensemble des albums de photos en noir et blanc, découvrir des articles au papier jauni.

Au préalable, Laurence et moi avons pris le temps de tisser entre nous une relation de confiance. Je tenais à recueillir d’elle la parole la plus vraie. Elle n’a pas la langue dans sa poche, et des langues, elle en parle beaucoup !

Vu la situation inextricable du Moyen-Orient ces dernières années, je n’ai bien sûr pas manqué de la questionner sur le regard qu’elle pose aujourd’hui sur ces pays qu’elle connaît si bien et qui font quotidiennement l’actualité. En revisitant ses anciens reportages, il m’est apparu comme une évidence que contrairement à beaucoup d’autres, elle avait perçu bien avant eux les dangers qui se profilaient à l’horizon. Laurence a un petit quelque chose de visionnaire.

Elle a mis à ma disposition des photos de familles, des documents inédits, des objets chargés de sens. J’ai eu à cœur de faire vivre tous ces éléments, témoins de moments de joie, ou de drame. Et pas question que ces images d’archives, précieuses et intimes, soient anesthésiées par un commentaire inopportun ! Elles doivent rester sources de voyages dans le temps, de réflexions, d’imagination et de rêverie.

Quelques questions :

– Le reportage de terrain (et quel terrain !), la photo, l’écriture, l’engagement politique et social, le féminisme, où a-t-elle trouvé toute cette énergie ?

– A-t-elle des regrets, des certitudes, se reconnaît-elle des contradictions ?

– Qu’en est-il aujourd’hui de l’éthique du journalisme dans le foisonnement des médias sur internet, surtout avec la nécessité de faire vendre, de rentabiliser au détriment de la qualité et la fiabilité des informations ?

– Qu’en est-il de l’envers du décor du grand reportage et des aléas du métier d’un point de vue de femme ?

– Malgré les nombreuses difficultés et drames survenus au cours de son existence, comment a-t-elle su conserver son énergie débordante et son regard vivant ? D’où lui vient cette résilience ?

Laurence traite de sujets sensibles, parfois graves, mais l’exercice va au‐delà d’une simple présentation des événements et des situations. Le ton est très personnel, il interroge les certitudes de la société, dénonce ses contradictions. Ceci sans l’ombre d’une rhétorique. Le credo de Laurence: les faits ne sont pas la réalité.

Laurence est l’auteure de plus d’une douzaine de livres (presque tous traduits). Elle est aussi une photographe reconnue. Elle a exposé tant en Europe qu’aux États-Unis et au Canada. Lors de son exposition à New-York, en novembre-décembre 1996, le magazine Kodak comparait certaines de ses images du Yémen à une féérie.

J’ai tenté de réaliser un film qui ne cherche pas à trouver des réponses toutes faites, ou à façonner des vérités. Un film qui nous questionne sur notre temps, sur notre choix de vie et son impact sur la vie des autres à travers un regard et une expérience uniques. Un film sur la passion d’un métier qui disparaît, le reportage de terrain indépendant, tel que l’a connu Laurence autrefois. « En y repensant, j’ai l’impression d’avoir cent ans ».

Mon film inclut des interviews de personnalités suisses et étrangères : telles que Ruth Dreifuss, ancienne Présidente de la Confédération suisse, Eva Joly; la célèbre juge et avocate franco-norvégienne, ou la metteuse en scène et directrice de théâtre suisse Anne Bisang, la journaliste kazakhe, icône de la liberté d’expression, Lira Baiseitova, torturée, menacée de mort et réfugiée en Suisse grâce à Laurence. S’y expriment également Jean Ziegler, écrivain et sociologue, Jean-Philippe Rapp, journaliste bien connu de la Radio Télévision Suisse, et l’ancien ambassadeur suisse Paul-André Ramseyer.

Mon intention n’était pas de faire une hagiographie. Laurence reconnaît volontiers ses défauts et ses zones d’ombres. J’ai simplement essayé de mettre en lumière ce qui a marqué sa vie et son temps.

En écrivant ses mémoires, parues en 2014, Laurence a fait un véritable travail d’archéologie – et ceci non sans douleur.

Ce film lui permettra, je l’espère, de partager son vécu foisonnant, tout particulièrement avec le plus jeune public. À travers ses questionnements existentiels, dits sans langue de bois, se dessine aussi un milieu social, une société, une certaine Suisse un peu ambiguë d’une époque révolue.